Quentin Lefèvre
Si les projets de smart cities techno-centrés sont moins d'actualité dans l'agenda mondial, l'urbanisme est une discipline née au XXème siècle qui gagne à se réinventer en prenant plus en compte les besoins et envies réelles des habitant.e.s des territoires concernés. Les villes africaines caractérisées par leurs fortes croissances urbaines plus ou moins planifiées, peuvent mettre à profit l'intelligence et l'expertise d'usage de leurs habitants et promouvoir une action publique harmonieuse et efficiente. La clé pour ce faire réside justement dans une connaissance fine du terrain, des pratiques et surtout des représentations mentales des usagers de la ville concernée puisque ce sont bien les représentations qui guident l'action des uns et des autres. C'est là qu'intervient la cartographie sensible, un outil puissant qui donne la parole aux habitant.e.s pour mieux connaître leurs attachements, ce qui est important pour eux et finalement la valeur qu'ils donnent aux éléments constituant leur milieu de vie.
La cartographie sensible améliore la prise de décision urbaine en intégrant les perceptions et les émotions des habitants dans les processus de planification de la ville.
L'action publique moderne est souvent guidée par une approche technicienne, quantitative et parfois hors-sol, il peut être utile de revenir à une approche plus participative et centrée sur les usages, perceptions et représentations des personnes concernées. Ainsi, que ce soit à l'échelle d'un bâtiment, d'un quartier ou d'une mégalopole, les décideurs peuvent choisir de prendre des décisions basées sur les ressentis et les idées de leurs administrés.
En complément des diagnostics techniques traditionnels, la cartographie sensible propose une nouvelle approche de la participation citoyenne. Il s'agit de prendre en compte et de documenter l'espace urbain tel qu'il est vécu et perçu par ses habitants ou usagers. Cet outil innovant et efficace se développe sur tous les continents depuis plusieurs années et rejoint les pratiques avancées de participation citoyenne, de community empowerment et plus largement d'urbanisme communautaire ou culturel.
La cartographie sensible (aussi appelée cartographie subjective) se définit comme "la création de médias permettant de restituer l'expérience du territoire", c'est à dire que ce n'est pas tant l'espace physique qui va nous intéresser en tant que tel mais bien le ressenti, les émotions, les représentations et finalement la valeur que gens accordent aux lieux qu'ils pratiquent ou connaissent.
Par exemple, une communauté locale peut accorder une grande importante à élément vivant (un arbre par exemple) qui ne pourrait être décelée à la simple la lecture dans un bureau d'un plan technique de la ville.
Comment procéder ? Pour savoir ce que les gens pensent (et veulent), le mieux est encore de leur demander. Ainsi dans un premier temps il s'agit de récolter les données pendant une phase de terrain pouvant aller d'une semaine à plusieurs mois. Pendant cette immersion, l'équipe projet va s'entretenir avec les parties prenantes (habitants, experts, élus), soit de manière spontanée en faisant des entretiens au hasard des rencontres dans la rue, les marchés, les commerces, soit de manière plus organisés d'ateliers dédiés.
Il est important de veiller à la représentativité des personnes qui seront interrogées, donc à la diversité du panel, que ce soit en termes d'âge (les enfants ou les anciens n'auront pas la même perception de la ville), de genre (femmes et hommes ne vivent pas l'espace public de la même manière), de classes sociales ou de communautés.
A l'inverse, il est aussi possible de choisir de se focaliser sur des groupes plus vulnérables (par exemple les femmes, les enfants, les personnes âgées ou en situation de handicap), afin d'envisager des politiques publiques spécifiques.Les questions qui peuvent être posées aux habitants sont par exemple : "Quels sont les repères de la ville (ou du quartier) d'après vous ?", "Quels sont les lieux que vous aimez, et pourquoi ?", "Quels sont les lieux que vous n'aimez pas, et pourquoi ?", ou encore "Qu'est ce qui constitue le patrimoine de la ville d'après vous ?"... Des outils numériques peuvent être utilisés pour la récolte des données, que ce soit via des applications dédiées ou simplement des questionnaires en ligne. Pour la mise en forme des données, le numérique peut aussi être utilisé par exemple pour créer des cartes interactives enrichies de médias (par exemple des photos ou des textes générés par les habitant.e.s).
Néanmoins une attention particulière devra être portée à l'accessibilité de tels outils. A la suite de cette phase de terrain, les données récoltées seront mises au propre, ordonnées et traitées statistiquement puis analysées avant d'être mise en forme de diverses manières possibles, que ce soit sous forme de cartes sensibles, de maquettes ou encore de formats audio type podcasts.
Les cartes sensibles produites peuvent être imprimées et distribuées aux communautés locales et aux personnes qui ont participé aux ateliers. Elles vont alimenter un diagnostic sensible (complémentaire d'un diagnostic technique) qui aidera les urbanistes, les architectes et les élus à mieux comprendre comment la population vit et ressent la ville.
Un atelier de cartographie sensible et communautaire à l'EAMAU de Lomé a permis aux étudiants d’exprimer et d’analyser leurs perceptions des espaces urbains.
Au mois de janvier 2024, nous sommes intervenus auprès des étudiants en Master 1 à l'Ecole Africaine des Métiers de l'Architecture et de l'Urbanisme (EAMAU) de Lomé, lors d'un cours-atelier sur la cartographie sensible du territoire. Dans un premiers temps, la notion a été discutée, de manière théorique et pratique, illustrées par une présentation de cas d'étude déjà réalisés. L'intérêt des étudiants pour une telle pratique était manifeste, et elle rejoignait la manière de faire et de penser enseignée à l'école.
A la suite de cette discussion les étudiants ont pu s'initier à la cartographie sensible lors d'un atelier de pratique. Comme l'école accueille des étudiants venant de toute la sous-région, les élèves ont pu être regroupés par nationalités et travailler sur une ville de leur choix de leur pays d'origine. Ainsi, nous avons eu des cartes d'Abidjan, Bamako, Bangui, Lomé, Ouagadougou, Yamoussoukro et Yaoundé. S'agissant ici d'un travail en salle, les étudiants ont travaillé sur leur propre perception de la ville concernée.
Dans un premier temps il ont dessiné (à la main sur une grande feuille blanche) la structure de la ville concernée (routes, places, ponts, parcs...) puis le travail de cartographie sensible a commencé en inventoriant et en localisant sur la carte 1/ les repères de la ville 2/ les lieux aimés 3/ les lieux mal-aimés 4/ le patrimoine de la ville.
Concernant les lieux aimés ou mal-aimés, il est intéressant de noter que souvent, la perception de certains quartiers varie en fonction du niveau de fréquentation et de connaissance de celui-ci. Ainsi il est arrivé à plusieurs reprises qu'un même quartier soit aimé par une étudiante et mal-aimé par un autre membre du groupe car celui-ci le connaissait moins bien.
Enfin les groupes ont présenté leurs productions à l'ensemble de la classe et des enseignants présents. Comme souvent lors de cet exercice la motivation et l'envie était forte car il est finalement assez rare (même pour des étudiants en urbanisme ou en architecture) de pouvoir légitimement partager son ressenti et sa perception de l'espace urbain.
Il paraît important que les futurs techniciens, professionnels, experts et peut-être fonctionnaires et décideurs de collectivités locales sachent comment faire pour récolter et organiser les données relatives aux perceptions des habitants car avant d'être un objet d'étude intellectuel, la ville est avant tout un espace vécu avec son corps et ses sens.
A l'heure de la (re)valorisation du patrimoine culturel des sociétés et villes africaines, l'approche participative promue par la cartographie sensible semble d'autant plus intéressante et porteuse d'un potentiel d'émancipation et de renouvellement des représentations de soi et de son territoire de vie.